dimanche 14 janvier 2007

Théories du complot et parapolitique

Par Stéphan

Le faux est le faire-valoir du vrai
Bruno Latour -
Nous n'avons jamais été modernes. Essai d'anthropologie symétrique

Il en va des théories du complot comme de toute chose honteuse en ce bas monde : elles font vendre auprès du public mais elles ont bien mauvaise réputation auprès des cercles journalistiques et universitaires. Négligées ou méprisées par les travaux des sciences sociales universitaires, ces théories sont en quelque sorte le no man's land des sciences politiques : il s'agit précisément de théories auxquelles la politologie conventionnelle ne se frotte pas.

Si d’aventure, sociologues, historiens, psychologues, philosophes, épistémologues et autres vidangeurs des sciences sociales s'intéressent au sujet, c'est généralement dans le but de savoir pourquoi il se trouve des gens qui croient (je souligne) à de telles théories. Ils répondent ensuite à grands renforts d'explications sociologiques, historiques, culturelles, psychologiques et tutti quanti : l'aliénation et l'individualisme moderne, le nihilisme postmoderne, le vide et le ressentiment contemporain, le racisme et la haine de l'Autre, la mauvaise influence des médias, l'ignorance scientifique, le besoin de croire que, dans un monde hors de contrôle, quelqu'un quelque part est vraiment en contrôle, l'irrationalité, la folie, etc., sont autant de ces explications proposées.

En d'autres mots, ils n'abordent pas ces théories selon leurs mérites propres mais en tant que symptômes ou d'un malaise social ou des problèmes mentaux de ceux qui en font la promotion.

Cette littérature savante et sanitaire n'est pas toujours sans intérêt mais elle est justement beaucoup plus intéressée qu'elle ne l'admet : elle part de la double prémisse (donc sans en faire la démonstration préalable) que les versions "officielles" des événements sont toujours nécessairement justes et que les théories du complots qui les mettent en cause toujours nécessairement fausses ; elle s'intéresse aux croyances des conspiracy theorists mais non aux croyances des "coincidence believers" ; elle met en cause la vision du monde et les ressorts psychologiques de la pensée des premiers mais elle ne soumet pas la vision et les motivations psychologiques des seconds, ni les siennes propres, à la même analyse.

Cette littérature est profondément asymétrique : elle ne place pas les théoriciens du complot et leurs adversaires sur un même pied d'égalité initial, elle n'analyse pas les croyances des uns et des autres (et celles auxquelles elle adhère implicitement) dans les mêmes termes, et elle se fixe justement sur les seules croyances au détriment de l'investigation de l'objet même des dites croyances. Elle logothéorise sur les représentations du monde et les processus mentaux des conspiracy theorists, mais rarement se salira-t-elle les mains à enquêter sur le terrain ou se risquera-t-elle à examiner le bien fondé des pièces à convictions mises de l'avant par ces derniers. Du reste, pourquoi le ferait-elle alors que la cause est entendue et jugée d'avance ?

Objectivement parlant, cette asymétrie est une forme de contrôle du discours et ses auteurs jouent le rôle de "chien de garde" des pouvoirs institués. Tel est l'effet de cette parole gelée et (dé)moralisante qui disqualifie derechef toute prétention du discours interpellé à dire le monde et qui le confirme publiquement dans sa déviance (morale, psychologique, culturelle, voire par rapport au droit chemin de la Raison, whatever that means)

***

Comment mettre fin à l'asymétrie ? Comment rétablir justice et probité intellectuelle ?

Je propose en premier lieu l'usage de la notion, non nouvelle mais peu utilisée en français et que marginalement en anglais, de parapolitique.

Le terme de parapolitics fut originalement devisé par Peter Dale Scott, diplomate canadien de carrière, professeur retraité de Berkeley et auteur de plusieurs livres sur la criminalisation de la politique. Dans un ouvrage datant de 1972, The War Conspiracy, Scott en proposa la définition suivante :

"1. A system or practice of politics in which accountability is consciously diminished. 2. Generally, covert politics, the conduct of public affairs not by rational debate and responsible decision-making but by indirection, collusion, and deceit (...) 3. The political exploitation of irresponsible agencies or parastructures, such as intelligence agencies (...) The Nixon doctrine, viewed in retrospect, represented the application of parapolitics on a hitherto unprecedented scale."

La parapolitique désigne donc à la fois : une pratique politique en déficit d'imputabilité ; des activités politiques clandestines, cachées du public, menées sous les signes du subterfuge, de la diversion, du mensonge, de la collusion et de l'utilisation politique d'organisations n'opérant pas sous le regard scrutateur des élus. Les agences de renseignement - Scott avait d'abord en tête la CIA - se veulent le prototype de pareilles organisations mais, en cette ère de sous-traitance militaire et de services de renseignement, il en va de même des corporations et des contracteurs privés dont il s'agit du fond de commerce.

Scott jugea ultérieurement, dans son ouvrage Deep Politics and the death of JFK, la notion de parapolitics trop limitée par ses connotations conscientes et intentionnelles, dirons-nous "complotistes". Il en fit dès lors une modalité particulière d'un nouveau concept, celui de deep politics, désignant cette fois les pratiques et les arrangements politiques, délibérés ou non, qui sont généralement inavoués et refoulés du discours et de la conscience publique.

C'est que dans toute culture et toute société, il existe, dit-il en un retour de symétrie vis-à-vis les vidangeurs des croyances déviantes, des faits qui sont collectivement refoulés en raison des coûts sociaux et psychologiques qu'entraînerait leur reconnaissance.

Cette refonte conceptuelle distingue aussi les deep politics des "théories du complot" telles qu'elles sont communément comprises. A la prise en compte des aspects non intentionnels, imprévus et proprement inconscients de ces activités clandestines, Scott ajoute que les acteurs n'opèrent pas au sein d'une même structure occulte unifiée. Sont à l'oeuvre des individus et des groupes s'assemblant provisoirement et coopérant selon leurs intérêts (le maintien du statu quo servant souvent de terrain d'entente). Au final, l'analyse des deep politics pose un champ de pouvoir ouvert et fragmenté.

Rapidement, les assassinats politiques des années 60 aux USA, les scandales de Watergate, d'Irangate et l'affaire Iran/Contra, les liens entre la CIA, les trafiquants d'armes et les narco-trafiquants sud-américains sont autant d'exemples de ces deep politics en action. Je pense fermement que c'est aussi le cas des attentats, toujours non élucidés, du 11 septembre... un sujet d'enquête auquel je reviendrai régulièrement.

C'est la voie de recherche que je propose. Parce que je ne lui connais pas de traduction heureuse en français ("politiques profondes" ?), je la désignerai plutôt du terme générique de parapolitique en en précisant au besoin les modalités intentionnelles ou non.

4 commentaires:

Stéphan Keel et Eric Vallée a dit…

Premier texte intéressant, mais à mon tour je vous encourage à ajouter des bémols.

Il existe toute une litérature en science politique qui s’intéresse à l’action politique en dehors des cadres institutionnels, et où le parapolitique peut s’insérer.

Au début du XXe siècle, on a déjà les textes de Pareto sur le besoin d’une circulation des élites, et le texte classique de Michels sur l’oligarchie. Ensuite, il y a toute la litérature sur les affaires d’État (statecraft en anglais) qui se base sur les travaux de Machiavel. Il y a aussi l’école de pensée en relations internationales dite de la realpolitik. Soulignons aussi les travaux de Marx sur le système politique français, et toute la litérature qui s’en inspire, en particulier durant les années 1970 sur les complots occidentaux dans le cadre de la décolonisation et du néo-colonialisme. Finalement, il existe une litérature importante sur la corruption en politique, comme l’histoire du Family Compact au Canada, et l’analyse des réseaux du type “old boys club”.

Il est important de noter que la litérature parapolitique récente dite des “théories du complot” étant essentiellement l’oeuvre d’auteurs qui vivent de leur plume, est prise dans le cercle vicieux des best sellers paranormaux. Pour pouvoir vendre, il faut être sensationaliste, et pour demeurer sensationaliste il faut entretenir le mystère pour le prochain bouquin. Ce contexte économique et rhétorique ne doit pas être oublié lorsqu’on s’attaque à ces textes.

Finalement, il faudrait souligner que le texte de Scott suppose qu’un système politique devrait fonctionner comme il est prévu. C’est une thèse éthique, mais pas nécessairement réaliste.

Stéphan Keel et Eric Vallée a dit…

Bien noté.

Il ne faudrait pas non plus oublier les travaux de C. Wright Mills sur les élites.

Je m'interroge cependant sur l'usage et le statut de ces perspectives théoriques dans le discours savant ambiant... Ne font-elles qu'occuper une place dans l'histoire des théories du pouvoir et dans les syllabus universitaires ? Ne sont-elles légitimes que lorsque les événements étudiés ont lieu ailleurs (l'affaire Litvinenko, la série de morts suspectes en Ukraine en 2005 qui n'a trompé personne ici) ? Qu'en est-il lorsque les "coïncidences" frappent ici... ?

Il me semble qu'il y a une gêne, un malaise, un phénomène de dissonance cognitive, voire asymétrie manifeste. Et refoulement.

Au sujet de la littérature parapolitique et des auteurs vivant de leur plume... attention.

S'il faut s'interroger sur les incitatifs économiques encourageant ces derniers à verser dans la surenchère, faisons en de même pour les auteurs qui vivent d'autre chose que de leur plume. Or, ces derniers sont généralement rattachés à des institutions universitaires où les incitatifs professionnels et statutaires, et les mises à l'index, n'encouragent pas toujours la libre interrogation... D'autant plus si on est contractuel ou en attente de titularisation.

L'année passée, au moins quatre universitaires américains furent menacés de perdre, et de fait perdirent, leur emploi en raison de leurs travaux et/ou de leurs prises de position au sujet de 9/11. C'est un bon incitatif pour se taire.

En passant, plusieurs des têtes d'affiche du mouvement 911Truth sont universitaires... mais retraités (dont Scott) ou en pré-retraite. Ils n'ont plus rien à prouver ni d'emploi à perdre.

Quant à la conception que se fait Scott du politique, elle est effectivement des plus éthiques - démocratie et parapolitique sont pour lui des termes opposés et inconciliables. Mais pour ce qui est de son réalisme, il se juge aux fruits de ses travaux ;-)

Unknown a dit…

Félicitations pour ce papier!!! Je suis en train de finaliser la traduction de "The Road to 9/11" de Peter Dale Scott, qui est (très subjectivement) un ouvrage universitaire majeur, paru aux éditions University of California Press en 2007. Il a nécessité à l'auteur plus de 5 années de rédaction et de recherches (ainsi que des conversations avec un certain Daniel Ellsberg...), et un an de vérification factuelle en comité de lecture universitaire, pour être finalement publié cette année-là. Nous ne nous situons pas dans la théorie du complot, mais dans une étude extrêmement poussée, profonde et documentée sur la politique étrangère et intérieure des Etats-Unis depuis l'après-guerre (avec une insistance légitime sur la parapolitique, l'Etat profond, le COG, les méta-groupes etc.). Ce livre a précisément le mérite de ne pas entrainer le lecteur dans d'obscures théories du complot, et il évite soigneusement tout poujadisme, tout raccourci, toute généralisation. Enfin, les éditions UPC, me semble-t-il, confèrent une crédibilité intellectuelle à cet auteur. En ayant traduit ce livre, mes motivations sont précisément de lutter contre les théories de la conspiration que j'estime parfois abusives (les exemples ne manquent pas) et de tenter de faire pénétrer ce livre dans les cercles universitaires de manière à essayer de briser cet ultraconformisme contre lequel j'ai lutté en vain lorsque j'ai étudié les sciences politiques il n'y a pas si longtemps. Les négociations sont en cours avec mon éditeur et moi, et entre celui-ci et UPC. Le livre est déja dans le processus de correction et de finalisation, et il devrait sortir, sauf problème de dernière minute, le 1er septembre 2010. Merci d'avoir involontairement contribué à me donner des arguments pour "vendre" ce livre, et d'avoir écrit un billet aussi intellectuellement honnête, d'après-moi.

Unknown a dit…

PS: J'ai un co-traducteur pour ce livre qui va lire cet article que je m'apprête à lui envoyer, et je ne l'ai pas cité, donc je me corrige et je le salue!!!